Un siècle de changement : la médicalisation des naissances au Québec

17 avril 2025

Pendant une grande partie de l’histoire du Québec, l’accouchement était une expérience profondément personnelle, ancrée dans la communauté. Les familles célébraient l’arrivée d’une nouvelle vie à domicile, entourées de leurs proches, bénéficiant de l’expertise et du soutien bienveillant des sages-femmes. Cependant, cette pratique s’est radicalement transformée au milieu du 20e siècle, délaissant la tradition familiale au profit d’un environnement hospitalier hautement médicalisé. Cette évolution a engendré des conséquences significatives, non seulement pour les femmes, mais également pour la perception sociétale de l’autonomie et de la santé maternelle.

Pour comprendre ce changement, nous nous sommes entretenus avec Andrée Rivard, historienne de la naissance, professeure associée et chargée de cours à l’Université du Québec à Trois-Rivières, et Raymonde Gagnon, sage-femme et professeure à l’Université du Québec à Trois-Rivières. Leurs points de vue révèlent comment ces changements ont façonné les expériences d’accouchement, ont eu un impact sur les familles et continuent d’influencer les pratiques d’accouchement de nos jours.

Aperçu historique : la naissance au début du 20e siècle

En 1926, 95 % des accouchements se déroulent à domicile. Cela « relève de la tradition », explique Andrée Rivard « mais aussi d’une évidence : symbole parfait du havre comme lieu sûr et familier, le logis familial constitue l’endroit le plus naturel pour enfanter ». Le chez-soi est aussi l’espace du « privé », une valeur en ascension dans la société moderne.

Les naissances se déroulent habituellement sous la responsabilité d’un médecin, selon un mode plus ou moins interventionniste. En milieu rural, il arrive qu’une sage-femme locale assiste l’accouchement et dans les territoires éloignés, ce rôle revient aux infirmières dites « de colonie ». Leur pratique obstétricale est assimilable à celle des sages-femmes.

Celles qui accouchent hors de chez elles le font par obligation et se rendent généralement dans un établissement hospitalier dédié à la maternité (la plupart des hôpitaux de soins généraux n’acceptent pas les accouchements, à moins d’un danger grave). C’est une condition de marginalisation qui les conduit dans ce lieu, comme une grossesse hors mariage. Les plus importantes maternités étaient affiliées à une université, permettant aux étudiants en médecine de pratiquer sur des parturientes (personne en train d’accoucher), « en état d’absolue soumission, les nouveautés conçues comme scientifiques ». Stigmatisées, elles « n’avaient rien à dire sur leur traitement, la plupart du temps dur et injuste ».

Le passage à l’accouchement ultramédicalisé

Au Québec, continue l’historienne, « la prise en charge des accouchements par les milieux hospitaliers s’est accélérée au milieu du 20e siècle. Le point de bascule où le taux d’accouchement à l’hôpital dépasse la moitié est 1950. » Dix ans après, cette proportion s’élève déjà à 85 % puis elle fait un saut à 95 % en 1962. Le passage est donc intense. Plusieurs facteurs sont à l’origine de ce changement, notamment :

  • Le processus de modernisation du réseau hospitalier impliquant l’ouverture de services de maternité dans les hôpitaux de soins généraux.
  • L’expansion des couvertures d’assurance hospitalisation privées et l’introduction en 1962 d’une assurance-hospitalisation publique.
  • Le sentiment de sécurité absolue et de confort sur lesquels insistent les messages des autorités en santé publique, éventuellement relayés par les médias.
  • Le refus des médecins d’assister des accouchements à domicile.

L’abaissement des taux de mortalité maternel et périnatal imputable en particulier à l’amélioration des conditions de vie a pourtant servi aux autorités à démontrer la supériorité de l’hôpital. « L’hôpital permettrait non seulement à la future mère d’éviter les effroyables mortalités associées à un passé obscur et les douleurs de l’accouchement, mais il assurerait au fragile nouveau-né les meilleurs soins […]. Plus encore, la nouvelle accouchée […] pourra profiter durant son séjour […] d’un confort digne des meilleurs hôtels ! ». C’est en tout cas ce dont on voulait la convaincre.

Les conséquences du transfert hospitalier de l’accouchement

L’hôpital a « complètement changé » les vécus. Sitôt admise, la « parturiente » est séparée de son conjoint puis elle est soumise à des pratiques de prévention et de surveillance. Confinée à son lit, elle reçoit des médicaments qui induisent la somnolence et régulent les contractions. En phase expulsive, elle est transférée en salle d’accouchement et installée sur une table où elle est immobilisée avant d’être « endormie » (l’anesthésie générale sera supplantée au début des années 1970 par d’autres modes d’anesthésies, dont la péridurale).

Épisiotomies et forceps sont fréquents. « Ce qu’on qualifie, depuis quelques décennies seulement, de violences obstétricales étaient autrefois des manières de faire communes », souligne l’historienne.

Les souffrances des autochtones ont été pires, du fait notamment qu’elles ont été obligées d’aller accoucher hors de leur communauté dans un hôpital souvent éloigné de chez elles et que certaines ont été stérilisées sans y avoir consenti.

L’impact psychologique est considérable. « Les témoignages des femmes montrent à quel point des sentiments négatifs les accompagnent encore, même des décennies après l’accouchement : ressentiment, honte, tristesse, sentiment de s’être fait voler leur accouchement, voire d’avoir été violées ».

Le rôle grandissant de la technologie dans les naissances

Dans la seconde moitié du XXe siècle, la technologisation de l’accouchement a encore modifié l’expérience de l’accouchement. Raymonde Gagnon explique : « Avec l’essor de la technologie et de la culture du risque, la grossesse et l’accouchement sont devenus fortement médicalisés. Une grossesse réussie est désormais perçue comme indissociable des avancées technologiques, jugées rassurantes. »

Bien que l’imagerie médicale et le dépistage précoce aient apporté certaines améliorations aux soins maternels, leur usage excessif a engendré de nouvelles problématiques. Selon Mme Gagnon : « L’échographie tend désormais à se substituer au lien émotionnel avec le bébé. La systématisation des interventions, comme l’intolérance face aux grossesses dépassant la date prévue d’accouchement, érode la confiance dans les processus naturels et accentue la dépendance envers les experts médicaux. » Cette évolution n’a pas seulement médicalisé la grossesse, elle a également transformé les modalités de prise de décision, souvent au détriment de l’autonomie des personnes enceintes.

Les défis des pratiques modernes d’accouchement

Malgré une conscience accrue de l’importance d’un accouchement respectueux et personnalisé, d’importants défis persistent. La violence obstétricale — caractérisée par des interventions médicales imposées et l’absence de consentement véritable — demeure une réalité préoccupante. « Les données récentes sont alarmantes : trop de personnes subissent encore des violences obstétricales, avec un impact disproportionné sur les communautés racisées, autochtones et marginalisées », souligne Mme Gagnon, s’appuyant sur les dernières études dans ce domaine.

Malgré une demande croissante, l’accès aux soins des sages-femmes reste limité, en particulier dans les zones rurales, ce qui prive de nombreuses personnes d’une véritable possibilité d’accoucher comme elles le souhaiteraient. « Les disparités régionales s’expliquent en partie par des différences de pratiques médicales et par la fusion des institutions, qui a conduit à la création de grandes maisons de naissance », poursuit-elle. « Pour les gérer, des politiques et des procédures strictes sont mises en place, ce qui s’écarte de l’approche personnalisée essentielle dans un événement intime comme la naissance. »

Le rôle du Mouvement dans la défense de l’autonomie dans l’enfantement

Face à la médicalisation croissante de l’accouchement, notre Mouvement s’est engagé avec détermination pour défendre l’autonomie des personnes enceintes, en œuvrant tant pour une transformation systémique que pour la préservation du droit au choix éclairé. Durant plusieurs décennies, nous avons milité activement pour le développement des services de sages-femmes, la reconnaissance légitime des accouchements hors centre hospitalier et la protection des droits des personnes enceintes, confrontées à un système privilégiant souvent le contrôle médical au détriment de l’autodétermination.

Notre organisation a joué un rôle déterminant auprès des décideurs politiques pour élargir l’accès aux services de sages-femmes et aux maisons de naissance, grâce à un travail soutenu de plaidoyer, de sensibilisation publique et d’accompagnement communautaire. Nos actions ont permis à davantage de personnes — quels que soient leur lieu de résidence ou leur situation financière — d’accéder à une expérience d’enfantement alignée avec leurs valeurs personnelles.

Andrée Rivard a tenu à souligner le rôle déterminant des militantes du Mouvement dès ses débuts. « Elles ont été très actives dans les mobilisations visant à obtenir la légalisation des sages-femmes en 1999, franchissant une étape importante dans la longue marche des femmes pour un élargissement des choix relativement à leurs accouchements. »

Notre action militante dépasse le cadre strictement politique. Nous intervenons directement auprès des familles pour les guider face aux protocoles hospitaliers contraignants et pour amplifier la parole des personnes ayant subi des violences obstétricales. Comme le souligne Mme Gagnon concernant l’importance de poursuivre cette mobilisation : « Le Mouvement joue un rôle crucial dans cette lutte en enrichissant la réflexion collective et en fédérant les énergies. Il est essentiel de témoigner et d’agir pour améliorer les conditions d’accouchement au Québec, tout en combattant la peur et la désinformation. Ce faisant, il permet de contrebalancer le discours dominant. »

Envisager l’avenir avec optimisme

Face à l’évolution parfois timide des pratiques, Mme Gagnon reste optimiste. « Nous observons une reconnaissance grandissante des violences obstétricales et de l’importance des soins respectueux, tant dans l’opinion publique que chez les soignants », affirme-t-elle. « Les ordres professionnels démontrent désormais une vigilance renforcée face aux situations abusives et développent des mécanismes plus robustes pour prévenir et sanctionner les manquements éthiques. »

Rappelant Simone de Beauvoir, Andrée Rivard souligne que « les droits des femmes ne sont jamais acquis ». Toujours, il leur faudra être vigilantes quant à leurs droits en matière de maternité. « L’espoir est dans l’action sociale individuelle et collective, il est dans le militantisme vigoureux. »

Personnellement, elle souhaite « faire découvrir une histoire de l’accouchement qui est porteuse d’espoir. […] Ce que les Québécoises vivent actuellement n’est qu’un chapitre d’une très longue histoire. Ne reste qu’à le clore et passer à un autre, plus heureux. C’est nous qui l’écrivons ».

En examinant l’évolution de la naissance au Québec, nous constatons que le plaidoyer et la mobilisation collective demeurent essentiels. En valorisant la parole des personnes qui accouchent, en militant pour des politiques novatrices et en défendant l’autonomie décisionnelle, nous œuvrons pour un avenir où chacun pourra vivre une expérience de naissance respectueuse et informée. Nous vous encourageons à participer à ce mouvement, que ce soit en témoignant de votre propre expérience, en appuyant nos initiatives ou en découvrant les travaux d’expertes comme Andrée Rivard et Raymonde Gagnon.

Nous vous invitons à découvrir les ouvrages de nos intervenantes :

Raymonde Gagnon : Vivre la grossesse et donner naissance, à l’ère de la biotechnologie

Andrée Rivard : Histoire de l’accouchement dans un Québec moderne
De la naissance et des pères: une histoire de la paternité au 20e

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