Allo bibi Auriel,
J’aimerais te raconter ton tout premier périple, une expérience que l’on pourrait qualifier de mystique. Ce magnifique voyage vers le monde extra utérin, celui qui t’a mené vers le confort et la chaleur de nos bras à ton père, parfaitement imparfait, et à moi.
Pour la première fois, bien qu’immensément difficile à tolérer, la douleur s’est transformée en quelque chose s’apparentant curieusement à du magnétisme. Elle est devenue en quelque sorte le véhicule de ta venue, car ces contractions utérines, l’une après l’autre, s’intensifiant de minutes en minutes, me rapprochaient de la vie en latence, de toi. Ainsi, ces secousses systémiques provoquent ce merveilleux duel entre le corps qui les juge mauvaises et la raison les sachant salvatrices.
Les dix-neuf heures de travail actif précédées d’environ seize heures à la maison m’ont fait découvrir toutes sortes de sensations et de lieux corporels, mentaux et physiques, dans lesquels je me suis vautrée tout au long de ton expédition. Lors de tes premières manifestations, recroquevillée sur le canapé, ton papa a proposé d’ouvrir le moût de pomme et de célébrer ta venue.
Notre arrivée à l’hôpital fut difficile. La carence humanitaire de la pratique hospitalière nous a forcé à rester confinées au triage pendant plus de seize heures. Le triage, c’est un endroit restreint, mouvementé, étourdissant, aménagé d’un lit, d’un rideau délavé et d’une petite chaise trop droite. Seul le regard réconfortant de Papa nous séparait du chaotique climat.
Accompagnée de tes parents, de ta doula Johanna, puis finalement de l’assistance médicale, tu étais la principale guide de cet étrange endroit. Assourdie par les néons, aveuglée par les plaintes d’autres femmes se préparant elles aussi à leur périple, Maman était terrorisée, et je crois que toi aussi, Bibi. Nous pouvions l’apercevoir sur le moniteur cardiaque décelant ton pouls qui s’emballait de plus belle.
À ce moment, je crois que tu as jugé, et avec raison, que ce n’était pas un lieu sécuritaire pour préparer ton arrivée. C’est peut‐être aussi à la compréhension de ce message que le corps médical a daigné nous attribuer une chambre où tu pourrais réellement débuter ton ascension gravitationnelle.
Arrivée en ce lieu que nous tentions de concevoir comme un sanctuaire, Maman a dû intervenir dans ta volonté de te terrer au fond de moi. Dans un vocabulaire un peu moins littéraire, on dirait « recevoir de l’ocytocine afin d’augmenter les contractions et provoquer la dilatation du col de l’utérus ». En effet, tu ne semblait plus vouloir nous rejoindre en terrain hostile.
Enfin, le voyage débuta. Dans cet univers intemporel, quasi mystique, vacillant entre les chandelles et la musique céleste, nous nous sommes tous lancés, ensemble, unis par ton désir d’oxygène.
J’ai accueilli chacune des contractions par un encouragement en clamant sa raison d’être. Papa pourra gentiment se moquer en imitant l’une de mes nombreuses citation: « Oui, excellent, tout cela est parfait, c’est ce qu’on veut, je suis fière de nous, on fait du beau travail d’équipe, Ça s’en vient, on se prépare ». Il pourra aussi te raconter le moment où, dilatée à 8,5, complètement euphorique, enivrée par les hormones du bonheur, Maman s’est transformée en chef d’orchestre faisant vibrer la pièce par des sons gutturaux au rythme de la douleur jusqu’à exploser de rire, amenant Papa et Joanna dans son délire.
Les dernières manifestations du séisme intérieur se sont produites dans un silence lointain et profond, dans un espace transcendantal, un lieu où la souffrance n’a plus de moyens d’expression. Tout au long des trente‐cinq heures composant ton excursion, tu as décidé, en guise de bouclier contre le monde extérieur, de rester bien à l’abri, baignée dans ton cocon de liquide. C’est son éclaboussure, dernière manifestation, qui marqua le début de la poussée, l’imminence de ta venue.
Alors qu’intérieurement, j’en appelais à toutes femmes fières, fortes, solidaires, mères, par l’enfantement ou toute autre vocation, et alors que j’en appelais à décupler ma force intérieure, envahie d’une puissance inqualifiable, je me suis abandonnée, confiante, aux douces indications de l’infirmière… jusqu’à ce qu’un grand vide se crée en moi et que tu deviennes un petit être concret. Dans un écho, la douce voix de Papa a prononcé: c’est une fille. J’ai souri, en coin. On t’a déposé sur moi.
J’ai senti nos corps se tempérer, nos fluides se confondre, nos auras se distinguer. La main gauche déposée sur ta fragilité, la main droite œuvrant à cette dernière action vers ton individualité, j’ai déposé une pensée au creux de toi : bienvenue. Et j’ai coupé ton cordon, ce dernier lien qui nous unissait physiquement.
Mon regard vers Papa te contemplant, attendri, puis une autre naissance: notre famille.